Paris Vox – En partenariat avec la revue littéraire non conforme Livr’arbitres, retrouvez désormais régulièrement sur Paris Vox une sélection d’extraits de textes littéraires évoquant Paris et l’Ile de France, leur histoire, leurs habitants, leurs rues et leurs monuments…. Aujourd’hui, Edouard Limonov.
« Les années que j’ai vécu à Paris resteront sans aucun doute les plus heureuses de ma vie. Et les quelques fois où je suis entré dans la Seine jusqu’au genou ne m’ont fait aucun mal. Ces eaux n’étaient visiblement pas si dangereuses que ça.
Il y a une photo faite dans les années quatre-vingt par Gérard Gastaud : je suis campé sur les toits de Notre-Dame et la seine serpente au loin sous les ponts jusqu’à la tour Eiffel. Sur une autre photo du même Gastaud, je suis revêtu d’une capote de soldat soviétique, assis dans l’obscurité à la pointe nord de l’île Saint-Louis quand le flash m’arrache aux ténèbres. Où que l’on aille à Paris, la seine est partout. A cette époque, je comptais rédiger une étude que je voulais intituler : L’influence de la Seine sur Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, mais cela ne s’est pas fait, et c’est dommage.
La Seine fait la météo de la ville. Elle est survolée par des mouettes. Tous les itinéraires de l’agglomération l’intègrent. J’ai beaucoup travaillé dans cette ville : j’y ai écrit dix romans, six recueils de récits et j’avais besoin de me dissiper. Dans l’après-midi, après avoir déjeuné, je me rendais sur la berge, en général près du pont Louis-Philippe et je suivais la rive droite, pont après pont. Je terminais ma randonnée place de la Concorde ou même au pont Alexandre III et, en tournant à gauche je débouchais sur les Champs-Elysées en direction de l’Arc de Triomphe. Je rentrais aussi à pied. Une grande randonnée jusqu’à l’Arc de Triomphe et retour, cela faisait plus de douze kilomètres. L’hiver, je mettais généralement mes bottes américaines rouges montant jusqu’aux genoux, ma salopette ouatée chinoise kaki sans col, un cache-nez. Par-dessus la salopette, je me ceignais d’une ceinture. En revanche, j’ai oublié ce que je portais sur la tête.
Je réfléchissais, tout en marchant d’un pas rapide. Partant du pont Louis-Philippe, je débouchais rapidement sur la place de l’Hôtel de Ville, l’ancienne place de grève, lieu des supplices et des exécutions capitales après avoir d’ailleurs été la place où se réunissaient les chômeurs du temps jadis. Plus loin, la Seine (qui dégage toujours une humidité tiède et collante l’été, froide et pénétrante l’hiver) passe devant la Samaritaine vers le Pont-Neuf et le pont des Arts. Elle est bordée de marronniers sur toute sa longueur. Fleuris, ils sentent bon au printemps. L’hiver, les trottoirs sont parsemés d’une multitude de bogues vertes béantes et de gros marrons. A droite, c’est l’interminable façade à deux étages du Louvre, grise et monotone comme une caserne. Au Louvre succède la grille du jardin des Tuileries. Des péniches habitées ont jeté l’ancre en face des Tuileries. Des riches les habitent. L’été, on peut les apercevoir dans leurs chaises longues une coupe à la main entre des vases de fleurs. On peut longer la Seine éternellement, cent cinquante ans et plus, sans jamais s’ennuyer. Quelque part dans mes carnets, qui sont restés à Paris, il y a des notes sur ces promenades, longues de quatorze ans. »
Edward Limonov, Le livre de l’eau, Editions Bartillat, 2014.
Édouard Veniaminovitch Savenko, dit Édouard Limonov (en russe : Эдуард Вениаминович Лимонов), né le 22 février 1943, est un écrivain russe et dissident politique, fondateur et chef du Parti national-bolchevique.
Truand à Kharkov, poète à Moscou, sans-abri puis domestique à New York, écrivain et journaliste à Paris, soldat en Serbie, dissident puis prisonnier politique dans l’ex-URSS, Limonov fut empêché d’être candidat à la présidentielle russe de 2012.
Selon Emmanuel Carrère, son biographe, « sa vie symbolise bien les rebondissements de la seconde partie du XXe siècle ».