Paris Vox – La Tour d’Argent est une table qui contemple Paris depuis plus de quatre siècles de gastronomie, et dont l’histoire rime avec l’histoire de France.
On raconte que cette hostellerie a été fondée en 1582, sous le règne d’Henri III, qui ne manquait pas de s’y arrêter au retour de ses parties de chasse et en a rapidement fait son restaurant favori. Excentrique, il avait pour habitude d’utiliser une fourchette, ustensile alors hors du commun mais qui lui permettait de manger des grues au jus de prunes sans tacher son gigantesque col fraisé.
La Tour d’Argent, qui tire son nom de la pierre aux reflets argentés dont elle est bâtie, devient rapidement le point de rendez-vous incontournable du Tout-Paris, attiré aussi bien par le point de vue remarquable sur la Seine et Notre-Dame-de-Paris que par les mets à la carte : entre le paon aux amandes et le cygne rôti, le menu détonnait au 16ème siècle !
A l’époque d’Henri IV, le plat « signature » était un pâté de héron savoureux pour lequel le roi se damnait. Un peu plus tard, le Duc de Richelieu (petit-neveu du Cardinal) choisit cette adresse à la mode pour impressionner pas moins de quarante convives en faisant accommoder un bœuf entier de trente manières différentes.
La Tour d’Argent traverse ainsi les siècles, avant que l’endroit ne soit saccagé par les révolutionnaires. Après des années de fermeture, c’est Lecoq, chef des cuisines impériales et cuisinier personnel de Napoléon 1er, qui rachète et reconstruit le restaurant. Sous le Second Empire, la Tour d’Argent ne se contente pas d’être un des hauts lieux de la gastronomie parisienne, elle est aussi le théâtre d’imbroglios galants qui mettent en scène Georges Sand, Alfred de Musset, Alexandre Dumas, Honoré de Balzac, … Le 7 juin 1867, à l’heure de l’exposition universelle, à l’initiative du Kaiser Guillaume 1er, se déroule le dîner dit « des trois empereurs » qui réunit le tsar Alexandre II et son fils ainsi que le chancelier Bismarck. Pendant huit heures, seize plats leur seront servis (« filets de sole à la vénitienne », « homard à la parisienne », « ortolans sur canapés », …), arrosés des meilleurs vins du monde (notamment un Château d’Yquem 1847 et un Château Margaux 1847).
C’est plus tard, sous la Troisième République, que naît la recette qui fera la renommée internationale de la Tour d’Argent : Frédéric Delair reprend l’établissement et invente le « caneton Tour d’Argent ». Chaque volaille est numérotée et préparée devant le client selon un rituel immuable et emblématique. Ainsi, en 1890, le futur Edouard VII dégusta le n° 328. En 1921, c’est le n° 53 211 qui fut servi à l’empereur Hiro Hito. Et en 2003, la Tour d’Argent servit son millionième caneton selon la recette traditionnelle, que voici :
Canard « Tour d’Argent »
Choisir un caneton, de préférence jeune et dodu, abattu de façon à conserver son sang.
Le rôtir à 220°C pendant trente minutes.
Retirer les cuisses. Lever les magrets et les réserver au chaud.
Placer ce qui reste de la dépouille (y compris les os et la peau) dans une presse spéciale prévue à cet usage : s’écoule ainsi un jus de sang et de carcasse. Aromatiser cette extraction avec du madère, du cognac, du jus de citron et un verre de consommé. Faire réduire et remuer sans cesse jusqu’à obtenir une consistance de chocolat fondu.
Napper généreusement les magrets de cette sauce, et accompagner de pommes soufflées.
La Tour d’Argent,
15 quai de la Tournelle
75005 Paris
Hélène Rauffenstein