Du crime de la pensée

Du crime de la pensée

Paris Vox (Tribunes) – Aujourd’hui, notre chroniqueur se penche sur la destruction progressive et la  fin programmée de la pensée…


« Oui, là, je suis d’accord, mais uniquement sur ce point. Dans l’ensemble tu vas trop loin… », « Non mais là vous allez beaucoup trop loin dans vos propos, vous ne pouvez pas… », « Mais c’est complotiste de dire ça, ça ne veut rien dire… », « Je suis d’accord avec ce que tu dis, mais aujourd’hui tu ne peux pas penser ça, et encore moins le dire » Avez-vous entendu ce refrain, qui, tel un Heili Heilo « nauséabond» revient sans cesse dans les débats ?

Incalculables sont les fois où ces petites érections de langage viennent ponctuer les conversations autour d’un verre, au boulot, dans les couloirs de la fac, chez le médecin, dans les rayons du Franprix du coin… L’honnête (ou naïf d’ailleurs) qui croit encore à l’idée du débat est désormais bien loin du compte. Il ne s’agit plus de ça. Lorsqu’une conversation s’engage, les positions bien vite classées comme « extrêmes » se retrouvent labellisées « hors champ », « hors débat », « crime de mauvaise pensée ». Passez votre chemin, il n’y a rien à voir.

L’important va donc être de ramener le forcené vers la pensée obligatoire, de le ramener à la « raison». D’expliquer de façon bonhomme et pédagogue que « mal penser peut-être dangereux tu sais!».

Afin de mieux réintégrer le rustre dans l’arc républicain des idées propres. Mais avant de savoir si votre interlocuteur pense mal, encore faut-il déterminer ce que c’est que penser ? Quand on réfléchit, c’est assez simple : articuler différentes connaissances, les synthétiser de manière logique au niveau conceptuel, et constater si c’est efficient au niveau empirique (même le gauchiste No Border à cheveux gras ou le jeune macronien Sup de Pub peut comprendre).

L’important est de ne plus savoir penser. La mise bout à bout des idées (cf. Concaténation) ne doit plus se faire. Les mots ne doivent plus être les mots, leur sens est optionnel. Les choses s’inversent. La pensée devient « maladie mentale dangereuse », ou « confusion nauséabonde », tandis que la censure (ou l’autocensure) devienne parangon de « démocratie », « exemplarité et défense de valeurs républicaines ». Tout comme la dette permanente qui galope au-dessus de nos vies d’hypothéqués, la tension du chômage qui fait suinter de trouille nos esprits fatigués par un travail abrutissant, la censure et la bien bien-pensance qui rôdent dans nos sociétés libres, remplacent nos mots, atténuent leur sens, pour en faire des coquilles vides, voire les remplacer par leurs contraires.

Le mot « guerre », lui-même, est devenu erroné. Il serait probablement plus exact de dire qu’en devenant continue, la guerre a cessé d’exister. […] Une paix qui serait vraiment permanente serait exactement comme une guerre permanente. C’est la signification profonde du slogan du parti : La guerre, c’est la Paix.

George Orwell, 1984

Rappelons-nous ces pages prothétiques (car ce n’est pas le tout d’en avoir entendu parler, encore fau-t-il l’avoir lu et compris) du bon Orwell, et du slogan officiel d’Océania : « LA GUERRE C’EST LA PAIX, LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE, L’IGNORANCE C’EST LA FORCE ».

Inverser les mots, et faire accepter lentement cela comme court normal de progrès et d’évolution est la première forme de destruction de toute possibilité de penser. Car nommer les choses est le point de départ de toute appréhension et compréhension du monde.

Ne plus savoir penser, remplir nos conversations de vide, commenter l’inutile et le périphérique, quand bien même nous sentons que nous passons à côté de l’essentiel, nous semble plus accommodant. C’est même recommandé dans certains cas, voire subventionné dans d’autres.

De BFM Wc à Libération, de la dernière chiure cinématographique (trop rares sont les exceptions pour faire dire que le cinéma est encore bien) aux conversations convenues près de la machine à café cinq jours par semaine, frugaux sont les lieux et occasions où il soit encore possible de penser. Le malheureux qui s’y risquerait dans le cadre de son esclavage (pardon, « travail salarié ») quotidien, pourrait très vite se retrouver à la merci des accompagnants de la dégradation sociale de Pôle Emploi, reconduction obligée pour les déviants. En effet, le début d’une mauvaise réputation peut faire des ravages, et pas seulement auprès de vos chers collègues de travail.

Le diktat du politiquement correct est destructeur. Et n’allez pas parler de liberté d’expression pour tenter d’élaborer un peu plus votre propos. La grand-messe de « Charlie », et les millions qui se sont précipités à acquiescer au phénomène de sidération, rappelle au désobéissant que cette belle liberté d’expression n’est qu’un vain mot. A brailler jusqu’ à la nausée qu’une idée existe, ces millions, munis de panneaux et de crayons rappellent simplement que ça fait bien longtemps que celle-ci est morte et enterrée. Le cortège funèbre de cet épisode aura eu le mérite de donner un nouveau nom à Big Brother : Charlie. Ça fait plus« Démocratie ».

En dernière analyse, la liberté d’expression, à condition de remplir tous les critères d’une certaine expression, est une destruction totale du raisonnement qui s’opère progressivement et à feu doux.

L’autocensure, et l’étiquette de « déviant » aura bien plus d’efficacité. Il suffit parfois de regarder pour ne point voir. La fin de la pensée a pour principe d’étiqueter ce qui ne lui correspond pas comme «nocif », et le tour est joué. Le degré d’ahurissement invisible où notre dictature de la pensée place les hommes, fait que l’état d’hébétement atteint, rend inutile le recours à l’interdiction administrative. La police est dans les têtes, et non plus au coin de la rue.

Le crime de penser n’entraîne pas la mort. Le crime de penser est la mort. George Orwell, 1984

Molletonné de mensonge et de suffisance, la bien-pensance vous recommandera d’être lisse. Et je vous accorde qu’être en accord avec ce qui a été recommandé de savoir et de répéter est plus confortable pour l’esprit. « On ne va quand même pas faire preuve de curiosité et aller jeter un oeil sur ce qu’il raconte. » Se contenter de ce que l’on sait déjà (ou croit savoir) est bien mieux.

Accepter le débat démocratique, ou comment se tirer une balle dans le pied

Il est bien facile de se contenter de ce que tout le monde sait, à la manière du bonhomme Prud’homme cher à Flaubert.1 Dans ce cadre de « l’échange spectaculaire », confondu de niaiseries et d’accords tacites au non débordement, débattre avec n’importe quel interlocuteur reviendra à échanger des idées convenues. Celle sur lesquelles tout le monde s’accorde, et qui, de fait, sont impossibles à remettre en question. Ne serait-ce que pour en discuter et constater si elles sont logiques. Essayer pour voir d’aller au-delà des idées reçues au sein d’une assemblée qui se trouve d’accord, et vous vous fatiguerez bien vite. Soit on se fâche et on se casse, soit vient le moment où la distribution de bourre pifs est nécessaire, ne serait-ce que pour sa propre protection.

1 Magnifique illustration du bonhomme Prud’homme dans Bouvard et Pécuchet.

Qu’elle soit de salon, de plateau télé ou sur internet, la pensée devra toujours s’accorder des règles du débat. Et bien souvent, le cadre à ses limites que la pensée ignore. Quand bien même vous parviendriez à repousser votre interlocuteur dans ses retranchements les plus extrêmes, les règles du débat convenu auront toujours tendance à jouer contre vous.

Vous serez contraint et forcé d’accepter le débat, et la subtilité est de mise.

Rappelez-vous que celle-ci est inexistante chez le bonhomme pétri de diplômes, qui ne tire la validitéde ses arguments du fait seul qui les a obtenus ; de l’expert qui saura tout de sa petite circonscription de connaissances, mais rien de ce qu’il y a autour, ou plus simplement du lambda qui se contentera de la grande presse, ou de la télé comme boussole de ce qu’il est « bon à savoir. »

La nuance ici n’existe pas. Et elle ne doit pas être, car elle implique une remise en question. Les possibles arguments que vous développerez ne seront pas évalués en fonction de leur pertinence, ou de leur validité dans le fonctionnement global de votre pensée. Mais sur ce qu’il pourrait laisser supposer de vous.

« Çà c’est utopique, donc si tu dis ça na na na… ! », « Ça c’est de gauche, donc si tu dis ça na na na… », « C’est des arguments à la Durand, donc tu penses comme lui na na na… », et le combo très répandu :

« C’est des idées d’extrême droite ça, sale facho, raciste, suceur de sang, trapéziste, nécrophage du dimanche ! ».

Sans vraiment pouvoir définir ce qu’est la « gauche », la « droite » etc.… l’étiquetage auquel vous aurez droit coupera court à toute possibilité de débat. Allez tenter d’expliquer votre pensée pétrie de nuance après ça !

Au diable la pertinence, aux chiottes la pensée ! L’important est l’image que vos propos renverront de vous. Dans une société de spectacle permanent, le contenant prend le pas sur le contenu, le superficiel grignote totalement la possible profondeur de votre être pour devenir votre image de marque, votre petit moi social.

Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. Guy Debord, La Société du Spectacle

L’une des magies de nos sociétés libérales et démocratiques réside dans le fait que notre liberté de débattre, de s’exprimer, d’échanger nos pensées, se fera dans le cadre du débat démocratique. Tout comme celui qui refuserait cette démocratie, l’individu qui oserait relever les contradictions d’un système (ô combien moribond) qu’est celui dans lequel nous survivons en ce moment, serait immédiatement éliminé du débat « démocratique » pour crime de mauvaise pensée, et ses arguments digérés pour devenir slogan à T-shirt.

Les techniques ne manquent pas pour bien vous le rentrer dans le crâne : style trop agressif, ton trop grossier pour avoir la possibilité de parler. Jusqu’à l’évaluation psychologisante de vos arguments, considérés comme honnêtes ou non en fonction de la rondeur de vos couilles (et oui, vos propos pourraient être le résultat d’une grande frustration, allez savoir !).

Accepter les règles du jeu du débat, c’est déjà abdiquer. Il n’y a de débat que radical, le reste est une affaire de mondanité.

Retomber sur ses pattes

Aussi objectif qu’il est possible de l’être, car on ne l’est jamais vraiment, et il est de première nécessité de s’interroger sur les institutions, professions, ou pouvoirs qui se targuent de cette vue d’esprit. L’être humain est ce qu’il est. Se rendre compte que l’on a fait fausse route nous est toujours difficile, voire inacceptable. Et le processus de jeunisme obligatoire de nos belles sociétés, prôné comme valeur concomitante du succès social et de la bonne image de soi, renforce cette assurance, propre à l’ado débile, sûr de ce monde, incapable d’une quelconque remise en question de soi-même, profondément attentiste à « la dernière mode ». Car qu’on se le dise, voir le monde à 30 ans, exactement de la même façon dont on le voyait à 17, dénote un manque flagrant de maturité. Et à 17 ans, tout le monde à tort, hormis soi-même.

Il est inhérent à la nature que, lors d’une réflexion en commun, si A se rend compte que les pensées de B concernant le même objet, sont différentes des siennes, il ne révise pas sa propre pensée pour y trouver l’erreur mais suppose que celle-ci se trouve dans la pensée de l’autre. C’est à dire que, l’homme par sa nature, veut toujours avoir raison. Arthur Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison

Il n’est pas de dire qu’il y a de mauvaise pensée, contre une bonne. Ce sont les ministres chargés des ministères de la pensée qui s’en chargent. L’idée est que le crime de pensée dont nous menacent en permanence nos sociétés de pseudo débat, est le pire ennemi de toute véritable pensée. La distinction de celle-ci d’avec un avis, une opinion (car comme disait ma grand-mère, un avis c’est comme le trou de balle, tout le monde en a un), c’est que construire une pensée, tout comme constater le réel, ne peuvent être balayés à coup d’anathèmes. Un avis se contentera de lui-même, et ne nécessite aucune articulation avec autre chose : « Cette bière me fout la gerbe ! », « L’hiver a le don de me foutre le moral dans les pompes », ou « Ma meuf chante comme un animal grippé, un soir de cuite, et je trouve ça beau », n’offre pas vraiment matière à discussion.

La pensée, tout comme le réel, sont eux, tragiques. Car ils sont ce qu’ils sont. Il s’agira, par confort intellectuel nécessaire au débat, d’en faire ce qu’on en veut. Et c’est précisément la recette de nos débats démocratiques : nier ce qui ne rentre pas dans le cadre, sommer l’honnête au politiquement correct qui se refuserait à porter des lunettes idéologiques pour constater simplement que le fait, la réalité, tout comme la vérité, sont ce qu’ils sont et qu’il faut les prendre tels quels. Leur analyse peut évidemment faire fausse route. L’humilité première de toute pensée est sa possibilité à l’erreur. A toute véritable construction de pensée s’ajoutera l’arrogance de l’humble, qui se risque à penser honnêtement.

« Agis aussi bien que tu le peux, et aussi mal que tu le dois, tout en restant conscient des marges d’erreurs de ton action ! » représente déjà, s’il était suivi, la moitié du chemin en direction d’une réforme vraiment féconde de notre vie. » Robert Musil, De la bêtise

Qu’on se le dise, à l’heure de la surdose d’informations, de la surconsommation matérielle pour combler nos vides existentiels, du déploiement narcissique de notre mal être sur les réseaux (a)sociaux, le combat pour rétablir la possibilité de penser semble perdu d’avance. Consolons-nous avec l’idée que dans les dédales d’internet, « la mauvaise pensée » que l’on condamne aujourd’hui, aura peut-être un effet salutaire sur quelques-uns. Si nous commencions par refuser le faux débat, assumions en dehors du cadre (codifié comme ailleurs) numérique, la possibilité de penser, avant de vouloir faire des banques propres, et des démocraties exemplaires, alors nous viendra peut-être l’idée que nous n’avons besoin ni de l’une, ni de l’autre.

François-Xavier CONSOLI