Actualité 2017: le regard d’Alain de Benoist (entrevue)

Actualité 2017: le regard d’Alain de Benoist (entrevue)

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Paris Vox – Nous reproduisons ci-dessous la traduction française de l’entretien accordé par Alain de Benoist à nos confrères italiens du Primato Nazionale. Crise en catalogne, autonomisme et indépendantisme, affaire Weinstein… le philosophe et essayiste revient sur les principaux dossiers qui ont marqué l’actualité de la fin d’année 2017.


1) La « crise catalane » a fait ressurgir de façon particulièrement virulente les problématiques de régionalisme, d’autonomisme et de séparatisme au cœur de l’Union Européenne. Faut-il y voir un « réveil des peuples », comme l’affirment certains, ou un « danger d’atomisation et de fragmentation de l’Europe » comme le craignent d’autres 

Alain De Benoist : On peut certainement l’interpréter à la fois comme un « réveil des peuples » et comme un danger. Mais un danger pour qui ? L’Union européenne, qui a profité de cette crise pour réaffirmer sa solidarité avec l’Etat espagnol, n’a apparemment pas envie de voir se multiplier les tentatives de sécession, ce qui ne l’empêche pas, déjà en l’état actuel, d’être à la fois impuissante, paralysée et incapable de proposer le moindre grand projet politique.

Je ne crois pas, par ailleurs, qu’on puisse faire l’amalgame entre régionalisme, autonomisme et séparatisme. Je suis fermement partisan du régionalisme, par hostilité à l’Etat jacobin (dont la France est le modèle « exemplaire »). Je suis également favorable à l’autonomisme, mais entre autonomisme et indépendantisme je vois une différence de nature, et non pas de degré. L’indépendantisme me paraît être une sorte d’individualisme collectif, ce que n’est pas l’autonomisme. La question se pose d’ailleurs de savoir ce que l’« indépendance » peut encore signifier aujourd’hui, à un moment où même les « grands » Etats ont déjà vu disparaître par pans entiers leur souveraineté. Concernant la question catalane, j’en reste à une position de principe, selon laquelle les peuples doivent pouvoir disposer par eux-mêmes de leur destin, mais je pense que l’indépendance n’est pas le meilleur choix que pourraient faire les Catalans. Cela dit, le mauvais usage qu’on peut faire de sa liberté ne peut constituer un prétexte pour restreindre ou supprimer cette liberté !

Je pense qu’il faut aussi tenir compte de la diversité des situations concrètes. Mettre dans le même panier les Catalans, les Flamands, les Corses, les Bretons, les « Padaniens », les Québécois, et pourquoi pas les Tibétains, les Kurdes, les habitants du Kosovo ou les Aborigènes d’Australie, au motif que l’on se trouve partout devant des « minorités », me paraît relever de l’esprit de confusion. Les situations ne sont pas les mêmes, elles s’inscrivent dans des contextes politiques, historiques et géopolitiques différents. Chaque cas doit donc être examiné isolément.

Crise en Catalogne

2) Que ce soit en Espagne ou en Italie, de la Catalogne à la Lombardie, ce sont généralement les régions les plus riches qui ont les plus fortes vélléités d’indépendance. De ce fait, doit-on considérer ces mouvements comme exprimant un véritable « désir identitaire » ou un simple « égoïsme économique » ?

ADB : Vous avez raison. Il y a beaucoup d’égoïsme économique sous-jacent à certaines revendications indépendantistes. Les Catalans veulent se dérober à leurs obligations redistributives en matière fiscale, les Flamands ne veulent plus payer pour les Wallons et certains habitants du Nord de l’Italie voudraient bien se séparer des terroni de Sardaigne ou de Sicile qui « vivent à leurs dépens ». L’indépendantisme ne se résume certainement pas à cela, mais on ne peut pas ignorer cet aspect des choses. L’égoïsme économique rejoint l’« individualisme des nations » dont j’ai déjà parlé. Dans la perspective fédéraliste qui est la mienne, on ne peut que le condamner, comme d’ailleurs tout ce qui relève de la logique du profit et de l’axiomatique de l’intérêt.

3) Dans le cas Catalan, comment expliquez-vous que l’on puisse, comme c’est le cas des principaux « ténors » indépendantistes, se dire à la fois farouchement attaché à son identité, souhaitant d’avantage d’autonomie et de souveraineté, et être favorable à toujours plus d’immigration et à l’accueil illimité des « migrants » ? On se souvient notamment de cette manifestation imposante organisée à Barcelone derrière une grande banderole « Touristes non, Migrants oui ! »…

ADB : Il faudrait sans doute nuancer cette observation, car tous les indépendantistes catalans ne sont pas prêts à ouvrir les bras au tsunami migratoire. Certains d’entre eux (j’en connais) savent très bien que préférer les migrants aux Espagnols n’est pas de nature, à terme, à servir la cause de l’identité catalane. Mais il est vrai que le paradoxe dont vous parlez correspond à une certaine réalité. Certains adversaires de l’indépendantisme catalan justifient d’ailleurs leurs positions en arguant des orientations détestables du gouvernement de Barcelone. Cela dit, ils pourraient aussi bien adopter la position inverse (« Que tous les migrants aillent donc en Catalogne et que l’Espagne ferme ses frontières ! »). Mais à mon avis, ce n’est pas sous cet angle qu’il faut poser le problème. L’indépendantisme, bien distinct encore une fois de l’autonomisme, a des limites évidentes. On doit les juger indépendamment des options politiques de ceux qui s’en réclament.

4) L’indépendantisme régionaliste fait-il le jeu du mondialisme, dans le sens où des « petits » ou « micro » états ont encore moins de chance et de possibilités de pouvoir s’opposer aux volontés du Capital et des multinationales dont certaines sont déjà aussi riches et puissantes que diverses « grandes » nations ?

ADB : On pourrait soutenir cette thèse si les « grands » Etats démontraient leur capacité et leur volonté de s’opposer à l’emprise planétaire du Capital, ce qui n’est malheureusement pas le cas. Les « petits » Etats ne feront évidemment pas mieux. Mais dans une optique localiste, on peut aussi estimer qu’il est plus facile de créer des espaces de liberté dans des territoires de dimensions réduites plutôt que dans des Etats-nations plus vastes.

viols
Affaire Weinstein

5) Dans un tout autre domaine, un autre sujet occupe l’actualité médiatique de ces dernières semaines, celui du « harcèlement sexuel », suite aux révélations de « l’affaire Weinstein ». Les dénonciations et les accusations pleuvent désormais quotidiennement, et un climat d’hystérie et de chasse aux sorcières semble s’installer. Quelle est votre analyse de cet « emballement médiatique » et en quoi peut-il être révélateur de certaines pathologies de notre époque ?

ADB : Cet emballement médiatique a surtout des aspects grotesques et ridicules. Ceux qui se félicitent que la « parole des femmes se libère » devraient plutôt se demandaient pourquoi elle ne se libérait pas quand il était risqué de s’en prendre à Weinstein et consorts, alors qu’on assiste maintenant à un véritable concours de dénonciations depuis qu’il est à terre. Toute cette mode (car il s’agit bien d’une mode) provient évidemment d’Amérique, où le néopuritanisme et la morale des quakers ont fait depuis des décennies un de leurs chevaux de bataille du « harcèlement » (harrassment) et des comportements sexuels « inappropriés » (sic). Vous remarquerez aussi qu’en la matière la présomption d’innocence a totalement disparu. Il suffit d’être accusé pour être présumé coupable : la dénonciation vaut condamnation. C’était déjà, dans les années 1950, la mécanique du maccarthysme

Les agressions sexuelles doivent bien entendu être sanctionnées, à condition qu’elles soient avérées et surtout définies. Il en va de même du « harcèlement », qui est devenu un mot-caoutchouc où l’on peut aujourd’hui faire entrer n’importe quoi. Or on est ici en présence d’un déchaînement hystérique qui relève de la pure subjectivité – c’est-à-dire du contraire des exigences de la loi pénale, qui exige une définition objective des crimes et des délits. Dès l’instant où la définition s’aligne sur le « ressenti », comme on dit aujourd’hui, c’est la porte ouverte à l’injustice. L’idée qui prévaut est qu’il y a harcèlement dès lors que l’on s’estime harcelé(e), ce qui ne veut strictement rien dire. Si l’on doit déjà interpréter comme du « harcèlement » le fait pour un homme de chercher à séduire une femme (ou l’inverse), si le moindre compliment relève du « machisme », le seul résultat sera la fin des rapports de séduction et la séparation des sexes. Pour certains ou certaines, c’est probablement l’objectif recherché.

Vous remarquerez à cet égard que ceux qui présentent tous les hommes comme des violeurs en puissance et les femmes comme de perpétuelles victimes dont la parole ne peut jamais être mise en doute, sont aussi ceux qui, par le biais notamment de l’« idéologie du genre », s’emploient à « déconstruire » la différence entre les sexes et à relativiser jusqu’à les faire disparaître les catégories de masculin et de féminin. Le paradoxe n’est qu’apparent. Les femmes ayant été présentées comme des « hommes comme les autres », il faut désormais que les hommes se comportent comme des « femmes comme les autres », moyennant quoi ils cesseront d’être des prédateurs. Subsidiairement, grâce aux véganes, ils deviendront herbivores. Ce délire relève de ce que j’ai appelé l’idéologie du Même, laquelle ne conçoit l’égalité que comme synonyme de la mêmeté.

6) Comment jugez-vous le discours et l’action des « féministes », omniprésentes pour défendre les starlettes d’Hollywood, totalement absentes lors des agressions sexuelles massives de Cologne ou sur la question du « harcèlement de rue » ? Pensez-vous que ce soit prioritairement « l’homme blanc hétérosexuel » qui soit la cible de toute cette agitation 

ADB : Les agressions de Cologne, le harcèlement de rue et, plus largement, la question du statut de la femme dans la culture islamique représentent un véritable défi pour des néoféministes habituées à professer des sentiments « antiracistes ». On constate qu’à quelques exceptions près, leur féminisme s’évanouit instantanément dès lors qu’il est confronté à la prédication antiraciste. Les « minorités visibles » étant par principe excusées par leur statut « post-colonial », il faut alors faire croire que seuls les « hétérosexuels blancs » représentent une menace pour les femmes, ou tout au moins qu’ils représentent la menace principale, ce qui ne peut que faire hurler de rire (ou scandaliser) les femmes qui sont quotidiennement affrontées à la réalité.

Polanski
Mobilisation contre une rétrospective Polanski à la Cinémathèque

7) A l’occasion d’une rétrospective à la Cinémathèque de Paris consacrée au réalisateur Roman Polanski, certaines féministes ont affirmé qu’un tel événement encourageait la « culture du viol » et ont demandé son annulation. Que pensez-vous de cette position et d’une telle requête ?

ADB : Elles sont typiques de l’outrance et de l’hystérie. A celles qui disent : ce n’est pas parce qu’on est un grand réalisateur qu’on a le droit de violer une femme, on pourrait répondre : ce n’est pas parce qu’on a commis un viol qu’on n’est pas un auteur de premier plan ! Faudrait-il cesser de jouer les pièces de Shakespeare s’il s’avérait qu’il a un jour violé sa petite sœur ? Il se trouve de surcroît qu’ayant eu accès aux pièces du procès de Polanski, j’ai pu constater que les choses ne se sont pas du tout passées dans la réalité de la façon qu’on a dit. Roman Polanski a aujourd’hui plus de 80 ans. Plutôt que d’en appeler au lynchage, mieux vaudrait aller revoir ses films, dont beaucoup sont excellents.

8) Pour finir sur une note plus légère, on sait que vous voyagez souvent en Italie et vous avez exprimé à plusieurs reprises votre goût pour notre pays. Pouvez-vous nous dire ce qui vous attire et vous séduit plus particulièrement dans la péninsule et quelles sont vos cités ou régions de prédilection ?

ADB : Difficile de répondre. Je n’idéalise pas l’Italie, mais c’est quand même le pays où je met les pieds avec le plus de plaisir. L’Italie correspond à mon idée du bonheur. Comme tous les peuples, les Italiens ont leurs défauts, mais j’admire l’élégance de beaucoup d’entre eux, leur culture (en moyenne très supérieure à celle que l’on observe en France), leur cucina, leur façon de parler et aussi leur vivacité d’esprit. Quand j’ai inventé l’expression de « pensée unique », l’Italie l’a traduite aussitôt : il pensiero unico, alors qu’en Allemagne, je ne suis toujours pas parvenu à faire comprendre ce que ces mots peuvent bien signifier ! Quant à mes villes ou régions de prédilection en Italie, c’est certainement Rome que je citerai en premier. L’Urbs est devenue invivable, monstrueuse à bien des égards, mais c’est Rome – j’aime Rome parce que c’est Rome. Sinon, j’aime beaucoup la Sicile, que détestent si injustement les Italiens du Nord (je l’aime pour les mêmes raisons qu’ils la détestent), la Toscane, la région de Bari, Trieste également. J’aime moins Milan, trop bourgeoise et trop riche à mon goût. En près d’un demi-siècle, je crois avoir pris la parole dans plus de quarante villes italiennes différentes. Si l’âge ne m’imposait pas un peu de réalisme, j’aimerais pouvoir croire que ce n’est qu’un début !