Retour sur “Pokemon Go”

Retour sur “Pokemon Go”

Paris Vox (Tribune)  – L’application pour smartphone Pokémon Go propose à ses utilisateurs, potentiellement déjà plus de 100 millions, de chasser des Pokémons apparaissant en divers points de l’espace public, l’écran du téléphone permettant bien sûr de les visualiser. Une application dite de « réalité augmentée » qui ne devrait pas manquer de nous questionner.


 

Alors que l’on estime à plus de 30 millions le nombre d’utilisateurs quotidiens de l’application aux Etats-Unis, la Gendarmerie nationale n’a pas manqué d’émettre plusieurs avertissements à destination des automobilistes, en prévision de mouvements de foule marqués par l’inattention chronique, sinon par des effets de sidération et de déréalisation. Au-delà des multiples anecdotes, ce phémonène a d’abord valeur d’anticipation. Nombreuses sont déjà les sociétés à proposer des casques de réalité augmentée ou virtuelle, à commencer par Facebook dont l’Oculus Rift est certainement le plus connu. Une simple lunette 3D reliée à un smartphone ne valant qu’une petite quarantaine d’euros, il faut s’attendre à la dissémination rapide de cette technologie bien au-delà de l’Occident. Soit y compris dans des territoires instables, où l’accès à la téléphonie et à Internet précède l’instauration d’Etats capables d’exercer leur souveraineté. Ne sommes-nous pas, d’ailleurs, concernés par cette problématique de l’effritement de la souveraineté, alors que la multiplication des applications et des accessoires devrait logiquement renforcer le potentiel d’influence de quelques acteurs à travers le monde ? Pokémon Go pourrait bien s’avérer bien plus qu’un simple jeu.

Pokémon Go me semble être l’un des signes annonciateurs d’une nouvelle ère du politique

Allons plus loin. Au-delà des implications commerciales suite à la vente de données, au-delà des failles de sécurité originelles de l’application reconnues par la société et officiellement résorbées, au-delà même de l’éventuelle manipulation d’informations de la part d’agences étatiques comme la NSA ainsi que l’envisage le site israélien neo-conservateur Debka, Pokémon Go me semble être l’un des signes annonciateurs d’une nouvelle ère du politique. L’affirmation peut sembler surprenante, sinon provocatrice et excessive, mais la dite réalité augmentée devrait radicaliser les méthodes politiques apparues avec Internet et les réseaux sociaux. On se souvient du rôle joué par ces derniers il y a quelques années dans la mobilisation des révolutionnaires en Tunisie, en Egypte, en Libye – Facebook, Tweeter et la télévision quatarie Al-Jazeera se trouvant ainsi décrits par l’expert français François-Bernard Huygue, comme trois des composants majeurs des « Printempes arabes ». Conscient du problème, le gouvernement tunisien avait d’ailleurs mis en place une troupe d’agents spécialisés dans la récupération d’identifiants et de mots de passe, afin de contrer les opposants sur les réseaux. Opposants qui avaient pu, rapidement, compter sur le soutien de sociétés comme Facebook, Google ou Yahoo, mettant en place des solutions alternatives et pesant de tout leur poids, contre le gouvernement de Moubarak. Autant dire que nous assistons à une extension du domaine de la lutte que des applications a priori ludiques devraient à la fois accélérer et intensifier.

Imaginons la diffusion massive, dans le cadre d’une guerre d’un nouveau type, de sons et d’images perturbants, éventuellement connus pour leur impact psychologique sur une population donnée.

Désormais, tout acteur susceptible de proposer une application à succès et de la controler aura également le pouvoir de participer à rien moins que la redéfinition de l’espace public, en tant que tel, de fusionner en quelque manière la carte – virtuelle – et le territoire – historiquement conçu par les élites locales et la puissance étatique, marquant par exemple Paris de ses grandes avenues, de ses places symboliques, de son arc de triomphe ou de la tour Eiffel, signe de la capacité technique de la France progressiste de la fin du XIXe siècle. Autrement dit, de marques des plus physiques et tangibles. De nouvelles élites scientifiques, économiques et finalement politiques auront quant à elles la capacité, en redessinant au gré des applications la carte de la nouvelle réalité augmentée, d’imprimer leur marque certes temporaire, mais d’autant plus fascinante et puissante, sur les territoires que les foules adulescentes sont déjà en train de parcourir en quête de Pokémons rares. C’est-à-dire en quête de simples pixels. De simples pixels ? La chose n’est pas si simple et l’on aurait bien tort de prendre ces joueurs pour des idiots si l’application, qui possède à l’évidence le pouvoir de les inciter à se déplacer et à se regrouper sans grand souci de l’environnement conventionnel, n’est rien moins que l’outil d’une sorte de piratage cognitif, affectif, culturel, donc politique. Concrètement, imaginons le rassemblement de milliers de personnes, au prétexte du lancement d’une nouvelle version de l’application ludique, en vue de les soumettre à des techniques de « marketing » politique, voire de les violenter, ou de les pousser à des situations de violence. Imaginons la diffusion massive, dans le cadre d’une guerre d’un nouveau type, de sons et d’images perturbants, éventuellement connus pour leur impact psychologique sur une population donnée.

Les possibilités sont considérables. En d’autres termes, ni l’organisation du territoire conventionnel, la ville façonnée par les élites historiques, ni la télévision, ni la presse, ni des sites aussi simplistes que « stop-djihadisme.gouv.fr » ne pourront plus suffire à l’acquisition et à l’exercice de la souveraineté. Formulons donc l’hypothèse suivante: il ne s’agit plus d’accéder au pouvoir pour changer les choses, transformer la réalité sociale, mais de modifier virtuellement la réalité elle-même afin d’accéder au pouvoir.

Alors, Pokémon Go, un simple jeu ? Une petite pièce, à n’en pas douter, dans le Grand jeu de la nouvelle politique.

Benjamin Wirtz